(( terraform ))

Trois spectres familiers hantent mes heures sombres.
Sans relâche, à jamais, perpétuellement,
Du rêve de ma vie ils traversent les ombres.

Je les regarde avec angoisse et tremblement.
Ils se suivent, muets comme il convient aux âmes,
Et mon coeur se contracte et saigne en les nommant.

- c-m. leconte de lisle

(( it comes in waves ))

Les silences drapaient les nuits – le nom résonnait entre les murs de pierre, mais jamais on ne le prononçait, car admettre l'existence acceptait la disparition. On soufflait sur les vérités pour atténuer les blessures, en vain. Julian avait disparu – avalé par une curiosité abyssale, un appétit désastreux et l'appel des arbres. Parfois, on croyait apercevoir encore ses mèches blondes frôler l'orée du bois, où il s'était engouffré de sa démarche sautillante et de ses yeux rêveurs. Il n'est jamais revenu. On a crié son nom pendant milles heures, à s’époumoner dans le noir pour lui sommer le retour. L'espoir crispé au fond du cœur, l'espoir évaporé au creux des côtes. Il n'est jamais revenu.

Son nom est inscrit dans le marbre – Julian Martin Andersen. Et sous la terre, et sous les planches, il n'y a rien. Vide, vide, vide, car l'absence est maladive et qu'il n'est jamais revenu. Ni vivant, ni mort. On ne sait pas. Il erre peut-être encore dans les artères du bois, ses mains d'enfants écorchées par les chutes et les pleurs – il erre peut-être encore, les tympans hachés par les cris des autres qui ne l'auront jamais guidé à la maison. Son visage se ternit sur les affiches laissées à l'abandon – usées par les pluies et par le temps, il n'est pas rare de croiser les dernières, celles oubliées par les années, qui restent là pour nourrir l'espoir épuisé, pour raviver les douleurs et saigner les cicatrices. Des bribes et des éclats, l'encre éteinte par les poussières, des mots effacés, pour un garçon qui n'existe plus. Enfant perdu, onze ans, porte un pull en maille rouge, cheveux blonds, disparu le 18 décembre 1997.

L'univers dans le noir, Jonas grandissait dans les couloirs étroits d'une maison vide. Les effluves de l'alcool embaumaient le drapé des rideaux – Maman cachait les bouteilles et relevait le menton, mais ses yeux ne brillaient plus et son échine restait courbée. Le mutisme la prenait à la gorge, l'ivresse se répandait sur ses bronches, et elle disparaissait lentement. Elle passait des vies entières figée sous le porche, à la lueur des Lunes, le regard frôlant les ombres de la forêt pour y trouver les réponses. C'était le silence qui aspirait tout – abysses profondes des tragédies. Maman buvait, Papa se taisait, et Jonas se noyait dans les bras des spectres et des cauchemars. Les nuits sans étoiles arrachaient les derniers espoirs. Trois ans. Les dernières rumeurs s'estompaient sur les lèvres. Quatre ans. Le dossier vide était classé parmi les autres mystères. Et le temps s'en va, et Julian ne revient pas.

(( and I heard you singing ))

Elle portait l'univers entre ses paumes – répandait ses sourires sur les murs et les trottoirs. Ava, apparue avec les premières lueurs du soleil un matin de printemps. Les valises sur le palier d'à-côté et les regards qui s'élancent. Elle n'avait peur de rien, l'enfant fébrile au milieu des morts, l'enfant de vie au milieu des spectres. Jonas avait le cœur en berne et l'esprit échappé – il l'a vue et les alignements se sont précipités.

- Hi, I'm Ava. I just moved in next door.
- I know, I saw you the other day.
- Well, good, and you are… ?
- Oh, em, I'm Jonas.
- Nice to meet you, Jonas.

Les sourires s'évidaient sur le perron – et Jonas, immobile au bord du précipice, entre les tragédies de l'intérieur, et les espoirs au-delà. Deux enfants sur le fil de la majorité, ils se livraient des secrets dans le silence des refuges. Ava pansait les blessures et apaisait les tourments – les colères n'existaient plus. Il l'aimait. Dès la première apparition, lorsqu'elle avait agité la main, lointaine et enjouée, et qu'il avait abaissé subitement le rideau, le cœur battant et les mains moites. Elle l'avait vu déjà, elle l'avait vu toujours. Mais ils étaient des enfants, dix-sept ans, portés par des passés troubles et des avenirs victorieux. Portés par les afflictions et les amours tues. Car ils étaient liés par les fils rouges, les rencontres provoquées et les sentiments nouveaux qu'on se refusait encore à dévoiler.

Il aura fallu cent ans.

Elle regardait le ciel de ses opales ébènes. Le menton levé vers les étoiles, les bras tendus vers l'infini. Au-dessus d'eux se dévoilait la nuit entière, et Jonas n'en craignait plus les monstres et les fantômes. Il avait tout perdu mais il l'avait trouvée elle. Huit ans de retenue, à s'aimer au gré du vent et des baisers volés, à ne jamais franchir les lignes mais à toujours les regarder de plus près. Alors, il sourit, glissant ses doigts dans les siens, et d'un souffle au creux du cou, lui demanda de l'épouser. Car il ne supportait plus les secrets du cœur. Car il l'aimait, et c'était tout.

(( blood in your mouth ))

L'aube s'élevait parmi les stèles, rayonnant sur le marbre les adieux renouvelés. Le nom n'était plus fleuri que par les dernières mains, Jonas et ses paumes humides, ses épaules agitées, et sa culpabilité profonde. Ça n'est pas ta faute. Ava serrait son coude avec toute la douceur du monde, et à leurs pieds, se dressait l'héritage d'une famille aux liens dissous.

Elizabeth Martha Andersen, born Johnson
1958 - 2001
Mother, wife, sister, daughter, and everything in between.

Julian Martin Andersen
1986 – 1997
Hope you find peace, wherever you are.

Puis les espaces vides, tendant les bras pour attirer le reste, les autres, ceux dont les cœurs battaient encore à moitié, avide de les enterrer eux aussi. Maman s'est tuée – non, l'alcool l'a tuée. Elle n'a peut-être pas vu les phares – ou peut-être qu'elle les a vus, qu'elle a plongé sur le bitume, en espérant rejoindre la mort qui lui soufflait le bonheur au creux de l'échine, en espérant atteindre l'autre côté, là où les arbres sifflaient encore le nom de son enfant. Ils me l'ont volé, a-t-elle crié le matin même, contre les murs et les poussières. Jonas avait compris trop tard – il avait compris lorsque ses mains étaient froides et ses paupières closes.

- It's weird, isn't it ? How they managed to put a fucking death year on Julian's grave, even though we never found him. It's like pretending he died at the exact moment he entered the woods. As if crossing the line of trees killed him right away.
- I know. They had to put something, I guess.
- But there's nothing under there, (du talon, il frappe la terre qui s'écrase contre sa semelle), only dirt and an empty coffin. That's messed up. I always thought it was messed up. Burying the undead.  And yet, I keep bringing flowers, as if he would magically appear or something, and say thank you. (…) I don't know. It's been fifteen years. And I still don't know.

Ava crispait les doigts autour de son bras, les yeux relevés vers la noirceur de son époux. Elle aurait dû s'effriter entre ses doigts maudits – elle s'accrochait à sa manche depuis si longtemps, il s'attendait encore à ouvrir les paupières sur son corps poussière. Mais elle était là. Il souffla doucement, retenu par la force de ses regards, et la douceur de son sourire, elle l'entraînait ailleurs, loin des mauvais présages et du sordide de l'endroit. Quinze ans d'absence.

(( and so we drift ))

Ils rejoignaient le cœur du foyer, les parquets vieillis et les espaces qui rassurent. Chez eux, et toute la vie qu'il existait entre les murs, les rires éclatants dans le couloir, les photographies suspendues dans les poussières. Gail au centre, enfant prodige, enfant merveilleuse aux mains qui soignent, qui apaisent les cœurs les plus meurtris – pièce fondatrice d'une maison autrement instable. Gail, et ses yeux ébahis par le monde, et ses humeurs volatiles, et ses sourires qui éclatent. Gail, les boucles brunes et le regard clair, nourri par l'infinité de ses curiosités. Leur enfant, élevée par l'amour abyssal qu'ils lui vouaient.

Et puis, l'autre tragédie.

On aurait juré entendre l'envol des corbeaux et les murmures des arbres. L'ombre a surgit d'ailleurs, d'au-delà, lancée sur le bitume à l'allure folle – Jonas aura essayé de l'éviter, battant des paupières pour distinguer la silhouette, crispant les doigts sur le volant. Et puis le noir. Long, amer, terrible. Le noir qui engloutit tout, les cris, les rires, les respirations. Quinze ans, exactement. Une disparition en entraîne une autre. Un enfant disparu, un enfant décédé, à l'orée du bois maudit, qui semblait acharner les douleurs. Il n'y avait ni plaintes, ni pleurs. Juste le silence et ses paupières closes. Gail n'était plus – et on aurait juré entendre l'envol des corbeaux et les murmures des arbres.

Jonas a disparu à son tour – noyé par le chagrin et ce noir profond qui abîmait tout. Il regardait la ville s'effacer dans l'horizon. Il partait pour survire, il partait pour mourir. Animal blessé qui dissimulait ses douleurs pour disparaître seul. Ava n'aura lu que son écriture tremblante, une lettre approximative, des raisons égoïstes. Les mots s'était incrustés dans ses paupières à mesure qu'il en avait griffé la forme sur le papier. Il regrettait déjà. Son départ n'avait pas de sens – abandonner Ava n'avait pas de sens. Mais il était emmené par le désespoir et les tragédies, épuisé du poids du monde sur son échine, le cœur terne et la vie qui s'échappe. Il voulait mourir et il voulait mourir seul.

(( letters from the sky ))

Mr Jonas Andersen
1667 K Street NW
Washington DC

August 29, 2018

(Please read until the end)
(Not a prank)

Dear Mr Andersen,

I live in Holly Springs, and I believe you know exactly where that is. I know that you left town many years ago (six, if we want to be precise, isn't that right ?) but I also do believe that you are to come back very soon. I know this is going to sound strange and you are going to think that I am out of my mind, or going nuts. But there is a feeling that I can't quite explain, deep in my very bones and everything is screaming that you need to come back. Now. I think it has to do with your brother. Trust me, when I have a feeling, it means something. Always. Something is happening in town, or is going to happen very very soon, and I am sure you know that strange things happen very often here.
I know it sounds crazy but I assure you, I am not. So please, please, please, do not ignore that. It really is important. It is definitely not a joke (not my type). Come back to Holly Springs.

RB

PS : you can write back to the address I gave you on the note attached, I will answer if you decide to write, I promise.

Les initiales gravaient le papier épais à l'encre noire – calligraphiées avec finesse, marque obscure et mystérieuse. Jonas plissa le front et crispa les doigts sur la lettre. Ses veines palpitaient sous la peau fine de ses poignets. Holly Springs. Il avait tenté d'en oublier les sonorités et les tragédies qui l'accompagnent. Mais les spectres marchaient toujours près de lui, réfugiés dans son ombre gigantesque, à souffler leur haine dans le creux de son oreille. Julian, Liz, Gail. Trois fantômes aux contours flous, aux colères inégales, aux chagrins immenses. Son départ avait anéanti les restes de ses espoirs, il n'était plus rien qu'une vague présence, les mains usées et le dos courbé. Holly Springs. Il l'avait fuie six ans auparavant, emporté par la rage abyssale et les douleurs profondes. Il n'avait rien oublié – seulement omis les vérités, enfouies sous l'assurance terrible et le rire mécanique. Mais elle l'appelait.

D'autres lettres suivirent – pressées, nerveuses. Il en lisait chaque mot et chaque mot le hantait. Alors il écrivait en retour, grinçait des dents, se maudissait d'entrer dans les jeux qui font mal. Il gardait les mains liées en attendant les réponses, toujours vagues, toujours impatientes. Jusqu'au départ, envahi de ce sentiment irrépressible et guidé par un appel imaginaire. Il rentrait chez lui. Il rampait jusqu'aux drames et jusqu'aux douleurs – jusqu'à ceux qu'il avait laissé, mains tremblantes et cœur écorché. Il rentrait chez lui.

Jonas Andersen a écrit:

(j'ai fort à dire, je m'étale)

Citation :

Job : medieval literature teacher at the local university

Jonas Andersen a écrit:

cace-dédi à celle-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom (sinon elle vous envoie des liens de forums cool pour te faire craquer).

Citation :

- It's weird, isn't it ? How they managed to put a fucking death year on Julian's grave, even though we never found him. It's like pretending he died at the exact moment he entered the woods. As if crossing the line of trees killed him right away.
- I know. They had to put something, I guess.
- But there's nothing under there, (du talon, il frappe la terre qui s'écrase contre sa semelle), only dirt and an empty coffin. That's messed up. I always thought it was messed up. Burying the undead. And yet, I keep bringing flowers, as if he would magically appear or something, and say thank you. (…) I don't know. It's been fifteen years. And I still don't know.